Interview : Philippe Février, CEO de Veltys (comment construire un appel d’offres et le système d’enchères pour les droits TV)

Philippe Février, CEO de Veltys

Il y a quelques semaines, la Ligue Nationale de Rugby (LNR) a conclu un nouvel accord record concernant les droits du diffusion du TOP 14 et de la PRO D2 pour le cycle 2027-2032.

Comme précisé par la LNR, le montant total des droits s’élève à 696,8 millions d’euros sur les 5 saisons, soit une moyenne de 139,4 millions d’euros par saison, un chiffre en progression de 14,7% par rapport au montant actuel des droits.

Pour cette consultation, la société Veltys a une nouvelle fois accompagné la Ligue Nationale de Rugby.

Pour en savoir plus sur ce travail de l’ombre, nous avons posé quelques questions à Philippe Février, CEO de Veltys et chercheur en économie industrielle.

Sport Buzz Business : Pouvez-vous nous présenter Veltys et votre métier ?

Philippe Février : J’ai fondé le cabinet de conseil Veltys il y a une dizaine d’années en 2013. Nous accompagnons nos clients à la fois sur des problématiques de modélisation économique autour des données et de l’intelligence data, incluant l’IA. On fait partie aujourd’hui du groupe Kea. Nous avons également une expertise pointue qui vient de mon parcours académique, j’ai fait de la recherche et ai dirigé le laboratoire du CREST avant de fonder Veltys.

Un de mes thèmes de recherche était la théorie des enchères. Ça a été le point de départ de la création du cabinet qui est reconnue dans le monde du sport, pour accompagner les ayants droit sur la vente de leurs droits médias. On travaille avec la Ligue Nationale de Rugby depuis plus de 10 ans maintenant sur leurs différents appels d’offres. On les accompagne pour faire ce pont entre le monde académique et ses recherches ; et les applications très concrètes comme la vente des droits média. Il faut analyser le marché, analyser le contexte concurrentiel, regarder les objectifs de la Ligue pour ensuite, être capable à la fois de créer les lots et les procédures qui vont permettre d’optimiser le résultat. Pour la LNR, nous sommes très contents des résultats du dernier appel d’offres, c’est un beau succès.

« C’est la construction des packages qui crée un espace concurrentiel pour permettre aux enchères de fonctionner. »

SBB : Le grand public ne vous connaît pas forcément, un mot sur le développement de la société depuis vos débuts ?

PF : Nous nous sommes construits petit à petit. Comment j’ai fondé la société ? Au début, j’étais tout seul. Ensuite, on a été deux. Puis on a grandi, aujourd’hui, nous sommes une petite quarantaine. Nous nous sommes développé avec le bouche à oreille. A l’origine, je suis plutôt un expert, plutôt dans la technique. Et puis, on se rend bien compte que pour développer une société, il y a aussi besoin à un moment d’être connu, d’avoir de la notoriété et de faire savoir que l’on existe.

SBB : Vous citez le dernier appel d’offres de la LNR, est-ce qu’il y a d’autres cas concrets dans le sport sur lesquels vous avez œuvré ou sur lesquels vous allez bientôt œuvrer ?

PF : Nous travaillons avec les principales institutions sportives…. Cela peut être à l’occasion d’appel d’offres conséquents avec des enjeux importants mais ce n’est pas systématiquement autour des droits audiovisuels.

Les ayant-droits font appel à Veltys pour les accompagner dès le temps de la réflexion, pour structurer une procédure, concevoir une modélisation économique. Parmi nos clients on peut évoquer la Fédération française de tennis, World Rugby, Le Trot, la Ligue Nationale de rugby par exemple.

« Le revenu est évidemment important mais ce n’est pas l’unique objectif. Pour la LNR, l’exposition est clé parce que dans leur modèle économique la partie sponsors est importante et donc la visibilité est cruciale »

SBB : Est-ce que vous pouvez nous détailler comment on arrive à telle ou telle mécanique d’enchères ? Quelle est la complexité du process que le grand public perçoit comme « machiavélique » ?

PF : Effectivement, c’est assez complexe mais les acteurs qui sont autour de la table sont expérimentés et connaissent bien ces appels d’offres. Les enjeux sont très bien compris des opérateurs qui répondent.

Je peux comprendre que pour le grand public, parfois, la procédure puisse paraître un peu surprenante.

Pour nous, c’est toujours pareil. Il y a besoin, en un, de comprendre les objectifs de l’ayant droit. Il y a le revenu qui est évidemment important mais ce n’est pas que l’unique objectif. Si je prends l’exemple de la Ligue nationale de rugby, l’exposition est clé parce que dans leur modèle économique la partie sponsors est importante et donc la visibilité est cruciale.

Autre élément qui est hyper important, c’est l’accès du grand public à la compétition, ce n’est pas la même chose si l’accès est conditionné par un, deux ou trois abonnements. Les réflexions sont globales. Les sports sont plus ou moins puissants, ils sont capables de générer plus ou moins d’abonnements, mais il faut simplifier la vie du consommateur.

On regarde ensuite l’espace concurrentiel, les acheteurs potentiels et de quoi ils ont besoin. Chaque acheteur a un positionnement différent sur le marché et il ne va pas forcément être intéressé par le même type de droits. Le but, c’est toujours de construire des lots et une procédure qui permettent à chacun d’obtenir des droits qui correspondent au modèle économique qu’il veut développer auprès de ses consommateurs finaux, au risque sinon de ne pas générer de revenus. C’est la construction des packages qui crée un espace concurrentiel pour permettre aux enchères de fonctionner.

Le but c’est vraiment de faire cette synthèse et la théorie économique et la recherche nous aident à identifier la typologie la plus pertinente par rapport aux différents types d’enchères qui existent.

On connait tous l’enchère Drouot avec un commissaire priseur qui fait monter les prix, enchères ascendantes. Les enchères descendantes comme au marché aux fleurs d’Amsterdam, partent d’un prix très élevé et le premier qui lève la main gagne. Ces deux-là sont des enchères ouvertes, vous êtes dans une salle et vous enchérissez.

Il y a également les enchères sous plis fermés : vous écrivez un prix sur un morceau de papier, celui qui gagne est celui qui indique le prix le plus élevé et il règle son prix. Il y a aussi les enchères au second prix, remportées par celui qui a le prix le plus élevé, en revanche il paye à hauteur du deuxième plus le haut prix.

Tous ces mécanismes-là n’ont pas les mêmes propriétés. En fonction du contexte et des objectifs, il faut être capable de mettre en place le plus adapté.

SBB : Vous disiez qu’il fallait essayer de construire un appel d’offres qui puisse répondre aux besoins d’un ou plusieurs diffuseurs. Ça veut dire que certains appels d’offres sont construits pour séduire précisément tel ou tel diffuseur ?

PF : Toute la subtilité de l’appel d’offres, c’est de proposer des choses qui intéressent les diffuseurs. Si ça ne les intéresse pas, ils ne participent pas. Le second éléments comme je le disais, c’est qu’il faut faire des recouvrements concurrentiels.

Prenons mon exemple de la pizza qui est un exemple que j’aime bien. Deux personnes ont faim pour une demi-pizza. Je suis pizzaïolo, je fais une pizza. Le plus simple c’est de couper la pizza en deux.

Si je vends ça aux enchères, je ne vais pas faire un supplément de chiffre d’affaires. Si je vends trois quarts de pizza et un quart de pizza, un peu plus.

Comme vous avez faim d’une demi-pizza, vous ne voulez pas vous retrouver avec un quart. Là, je vais être capable de récupérer ce que vous êtes prêt à payer parce que vous allez viser les trois quarts de pizza pour ne pas vous retrouver avec le seul quart. Le but, c’est vraiment d’être capable de proposer aux offrants ce qu’ils veulent tout en ménageant une zone concurrentielle. La subtilité, c’est ça.

Si l’appel d’offres n’est pas assez concurrentiel ou que vous avez fait des lots qui ne correspondent qu’à une seule demande, l’unique acheteur sur le marché va attendre. Ce qui conduit à un échange en gré à gré et la position de force n’est pas forcément à ce moment-là des plus favorables.

Ligue 1 : « Etre un championnat majeur ça passe aussi par des droits télévisés qui sont bien valorisés. Ce que j’espère avant tout, c’est que ça se termine bien »

SBB : Comment les appels d’offres se sont adaptés à la montée du streaming, à l’évolution des modes de consommation, des différentes façons de suivre un match sur les différents supports ?

PF : La question sur les usages se pose. Dans le précédent appel d’offres de la LNR, il y avait effectivement des segmentations des droits en fonction du type d’usage, sur les droits linéaires, non linéaires, le quasi direct.

Aujourd’hui, on atteint une convergence, les diffuseurs veulent pouvoir tout avoir. Ils ont tous des plateformes… Ils ne veulent pas qu’il y ait d’ambush sur les matchs qu’ils achètent avec un autre diffuseur qui aurait le quasi direct. La tendance du marché est plutôt de faire des lots dans lesquels il y a tous les types de diffusion, de donner une liberté d’exploitation sur les matchs que le diffuseur acquiert, de manière à ce qu’il ne se pose pas ces questions-là et qu’il puisse justement, lui, les exploiter sur l’ensemble de ses plateformes.

SBB : Sur l’appel d’offres de la ligue de rugby, quel était le type d’enchères ? Est-ce que vous pouvez nous décrire concrètement la méthode ?

PF : C’était une enchère sous pli fermé où vous remettez une offre.

Celui qui gagne est le mieux disant, celui qui a mis le prix le plus élevé. Il y avait une subtilité puisqu’on autorisait les offres sur plusieurs packs lots mais avec le choix de garder qu’un ou deux packs. Ca encourage les diffuseurs qui ont un budget un peu plus limité à néanmoins essayer de se positionner sur plusieurs lots. Si je n’autorise pas cette mécanique, je choisis un lot et c’est terminé. Là, je peux choisir, en fonction de mon budget, ça fait partie des techniques qu’on utilise pour augmenter justement les aspects un peu concurrentiels. Et ensuite derrière, on voulait être sûr, qu’on n’ait pas une multitude de diffuseurs. On avait limité à deux diffuseurs maximum sur les lots du TOP 14. Ensuite, il pouvait y avoir un deuxième tour, qui n’a pas eu lieu, mais qui aurait eu lieu sous la forme d’une enchère qui s’appelle Anglaise, une enchère ascendante.

En amont, on rencontre tous les acteurs. on répond à leurs questions… il y a un gros travail à la fois des équipes de la ligue et de certains conseils, avec la volonté de comprendre les attentes du marché. On définit alors une procédure qui se déroule de manière mécanique. Dans le gré à gré, on va discuter avec un diffuseur et j’essaye de faire émerger une solution. Là, c’est un prisme qui est très différent. On définit des lots, on définit une procédure, on crée des règles et on regarde ce que ça donne.

Une subtilité encourageait les diffuseurs avec un budget un peu plus limité à néanmoins essayer de se positionner (offres sur plusieurs packs possibles, avec le choix de n’en garder qu’un ou deux packs). Cela permet d’augmenter les aspects concurrentiels. Pour s’assurer de ne pas avoir une multitude de diffuseurs, l’attribution des lots du TOP 14 était limité à deux diffuseurs maximum.

En amont, nous rencontrons tous les acteurs pour répondre à leurs questions. Il y a un gros travail à la fois des équipes de la Ligue et de leurs conseils, avec la volonté de comprendre les attentes du marché. On établit alors une procédure qui se déroule de manière mécanique : définition des lots, création des règles et on observe le résultat.

SBB : Dans votre accompagnement auprès de la LNR, vous participez également aussi au « dépouillement » et à l’analyse des offres qui sont faites ?

PF : Nous avons cette chance : nous aidons au dépouillement et à la notation du qualitatif qui rentre en ligne de compte dans l’attribution des lots.

C’est un moment que j’aime beaucoup parce qu’au global c’est un énorme travail. Un appel d’offres, c’est un document de 300 pages. Pour les résultats, on découvre ce que le marché a pensé finalement de tout ce qu’on a construit. C’est un moment super, stressant évidemment, mais aussi émouvant. Là, ça a été un grand succès. Ça fait partie des bons moments.

SBB : Quel regard portez-vous sur l’épisode actuel des droits TV de la Ligue 1 ? Comment ça va se finir ?

PF : Je ne peux pas commenter parce que la procédure est en cours, les droits ne se sont pas attribués. Ce n’est pas un secret de dire que la situation est quand même un peu compliquée. Le foot est un sport majeur en France. C’est le sport numéro 1 et les droits TV sont hyper importants pour la pérennité du sport et du système. On a tendance à l’oublier, parce qu’on parle beaucoup des salaires de certains joueurs, mais c’est aussi ce qui, derrière, finance le sport amateur et semi-professionnel.

On a la chance dans le rugby d’avoir le championnat numéro 1. Les clubs vont avoir de la visibilité jusqu’en 2032 pour pouvoir se développer. Le TOP 14 est de loin le premier championnat du monde. Ce n’est pas le cas de la Ligue 1 de football qui a plus de concurrents avec la Première League, avec la Bundesliga, avec LaLiga, avec la Série A…. être un championnat majeur ça passe aussi par des droits télévisés qui sont bien valorisés. Ce que j’espère avant tout, c’est que ça se termine bien.

SBB: Sur quels appels d’offres travaillez-vous actuellement ?

PF : On a beaucoup parlé du sport, mais les appels d’offres, il y en a dans de nombreux domaines différents. Chez Veltys, nous avons eu l’occasion de travailler sur les appels d’offres de spectre hertzien, par exemple, sur la 2G, la 3G, la 4G, la 5G. Aujourd’hui, ce sont plutôt les appels d’offres autour des énergies renouvelables qui nous occupent.

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